Daniel Knapp (IAB Europe) sur les évolutions du digital et le rôle de la Belgique
Le digital représente actuellement plus de la moitié des investissements dans la publicité et les médias. Mais quels sont les grands défis à relever ? Nous en avons discuté avec Daniel Knapp, économiste en chef de l’IAB Europe, lors du premier Afterwork organisé par l’IAB Belgium.
Comment les médias et la publicité numériques progressent-ils ?
Daniel Knapp : « En 2007 sortait la première édition de l’AdEx Benchmark de l’IAB Europe. Il donnait une vue d’ensemble des dépenses en publicité numérique en Europe. Au cours de la première année analysée (2006, NLDR), le marché représentait 6 milliards d’euros. En 2023, ce montant était passé à à 96,9 milliards d’euros, et nous avons probablement franchi la barre des 100 milliards l’année dernière. Bref, en moins de 20 ans, nous avons fait un énorme bond en avant. »
« La publicité digitale n’avait autrefois qu’une importance secondaire ; aujourd’hui, elle constitue la norme. Le marché a adopté une mentalité "digital-first". En moyenne, 65 % des investissements dans les médias en Europe concernent désormais le digital. »
Quelles sont les conséquences de cette évolution ?
Daniel Knapp : « Il va sans dire que cela place les entreprises de médias devant de sérieux défis. Le cœur de métier linéaire des entreprises de télévision et de radio, mais aussi des éditeurs de magazines et de journaux, s’érode, ce qui rend les revenus numériques extrêmement importants. Mais il n’est pas évident de remplacer les revenus non numériques par des revenus numériques. »
« Qui plus est, le regard des annonceurs sur la publicité a changé. Auparavant, ils la considéraient comme un canal de performance ; aujourd’hui, elle doit prendre en charge une partie de plus en plus grande de l’entonnoir. Par conséquent, le ciblage et la mesure des données, ainsi que la démonstration du retour sur investissement et des résultats, ne cessent de gagner en importance. Le département financier exerce de fortes pressions pour que l’on démontre l’impact financier des investissements. Le CMO doit donc utiliser de plus en plus de métriques financières. »
« Cette situation favorise les canaux qui fournissent des données permettant de démontrer leur contribution à la croissance commerciale. Les données relatives aux transactions deviennent de plus en plus importantes. C’est ce qui explique l’engouement actuel pour Amazon. »
« D’ailleurs, cela ne concerne pas seulement le bas, mais aussi le haut de l’entonnoir. On utilise les données pour mesurer l’impact que l’interaction entre télévision, télévision connectée et vidéo en streaming peut avoir sur les résultats commerciaux. Pour les entreprises de médias qui ne font que vendre de l’audience, cela devient de plus en plus difficile. »
On ne peut pas non plus ignorer les initiatives réglementaires. Comment le marché répond-il à ces nouvelles exigences ?
Daniel Knapp : « Pendant longtemps, le secteur a dû se conformer aux évolutions réglementaires sans jouer de rôle actif en la matière. La disparition des cookies tiers marque un tournant. »
« Grâce à l’accent mis sur les technologies de protection de la vie privée et les signaux contextuels et autres, nous assistons à un changement radical dans la manière dont l’audience est présentée, ciblée, mesurée, … Je pense que le secteur fait du très bon boulot en montrant que la vie privée et l’innovation n’entrent pas nécessairement en conflit, comme on l’a souvent cru dans le passé. »
« L’industrie s’est placée elle-même dans un guêpier en se focalisant à ce point sur les cookies. Pour la première fois, le secteur est en avance sur la réglementation, même si un risque subsiste. Tout le monde n’est pas encore convaincu qu’il faille faire davantage que le strict minimum, alors que la réglementation se durcit de plus en plus. »
Le législateur n’a-t-il pas la publicité spécialement en point de mire ?
Daniel Knapp : « En effet. La publicité est le premier secteur où le big data entre en collision directe avec l’expérience du consommateur. D’autres secteurs, tels que les institutions financières et les soins de santé, disposent de données beaucoup plus sensibles, mais les consommateurs ne savent généralement pas comment celles-ci sont traitées. En publicité, l’écran tend en quelque sorte un miroir. »
« L’industrie reçoit beaucoup de retours sur les attentes et les mécontentements des consommateurs. Et c’est très intéressant, car cela lui permet de développer de nouvelles technologies qui pourront servir de modèle à d’autres secteurs à l’avenir. »
« Il ne faut pas oublier que la publicité est une industrie qui repousse constamment les limites. Des montants très élevés sont investis dans la recherche et le développement pour garantir le respect de la vie privée. Probablement plus que dans n’importe quel autre secteur. J’espère donc que le marché s’en rendra compte et que les décideurs politiques sauront apprécier ces efforts à leur juste valeur. »
Comme vous l’avez déjà souligné, le rôle des données dans la publicité digitale est aussi en train d’évoluer. Avec quel impact sur le marché ?
Daniel Knapp : « Les entreprises programmatiques sont légion à l’heure actuelle, et 14 d’entre elles sont cotées en Bourse. Leur taux de croissance moyen s’est monté à 13,2 % en 2024. Par conséquent, les infrastructures et les connexions sont cruciales. Mais cette branche d’activité évolue très rapidement. Autrefois, il s’agissait uniquement de faciliter les échanges entre acheteurs et vendeurs. Aujourd’hui, le secteur s’engage davantage dans le monde des cookies post-party pour obtenir des signaux plus intelligents afin de créer des algorithmes d’enchères personnalisés ou de construire ses propres signaux pour mieux comprendre et segmenter les publics cibles. »
« On le remarque également aux récentes fusions et acquisitions dans le secteur, où ceux qui se trouvent du côté des données et des signaux veulent acheter des capacités d’activation des médias et ceux qui se trouvent du côté de l’activation des médias veulent acheter des données et des signaux. De nombreux pions sont donc en train d’être déplacés sur l’échiquier de l’infrastructure numérique. »
S’agit-il de la plus grande évolution du secteur depuis 2007 ?
Daniel Knapp : « En tout cas, c’est un changement fondamental. On constate en outre une intégration plus étroite des signaux de données entre la création, la planification des médias, l’achat de médias, l’optimisation et d’autres boucles de rétroaction. Les acteurs les plus avancés dans ce domaine sont ceux qui disposent d’environnements fermés et riches en données. Je pense notamment à des réseaux sociaux comme TikTok et Pinterest. »
Que faire quand on ne dispose pas d’un tel environnement fermé ?
Daniel Knapp : La question qui se pose alors est de savoir comment on peut construire un environnement de ce genre. En tant que marché, nous nous concentrons désormais sur les données démographiques pour le ciblage, entre autres, mais les paramètres créatifs sont tout aussi essentiels. »
« Dans les années 1990, nous avons assisté à une séparation artificielle entre la production créative et l’achat de médias, au gré des fusions et des acquisitions. Nous constatons maintenant un rapprochement entre capacités créatives, planification des médias et capacités d’achat. Il sera donc très intéressant de voir comment ces modèles commerciaux évolueront, notamment sous l’influence de l’IA, qui remet déjà en question le modèle commercial sous-jacent des agences. »
Quel impact l’IA aura-t-elle sur la publicité digitale ?
Daniel Knapp : « Beaucoup d’entreprises se demandent comment réduire les coûts de production. La fintech suédoise Klarna est parvenue à réduire de 25 % ses coûts d’agence marketing grâce à l’IA. Mais c’est un nivellement par le bas ; on risque de tomber dans une sorte de médiocrité qui ne profitera à personne. »
« Heureusement, d’un autre côté, on constate une hausse du nombre d’entreprises qui continuent à reconnaître la valeur du secteur créatif. Je ne pense donc pas que cela détruira la création, mais plutôt que cela lui fournira de nouveaux outils. On pourrait comparer cela au premier film de la saga Godzilla, où des personnages en papier mâché ont donné un coup de pouce à l’imagination humaine. Ce procédé a stimulé l’industrie cinématographique au lieu de la détruire. »
Dernière question : où se situe la Belgique dans l’évolution du marché ?
Daniel Knapp : « La Belgique possède de nombreux atouts : elle est au cœur de l’Europe et fait partie de son noyau dur. Mais l’évolution peut certainement s’accélérer ici. Pour cela, il est essentiel de disposer de meilleures données relatives au marché. Nous espérons que la collaboration avec BAM y contribuera. »
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