Le paradoxe des données
La quantité de données que les entreprises recueillent auprès de leurs clients n’a jamais été aussi importante. Pourtant, la publicité vraiment personnalisée (l’envoi du bon message à la bonne personne au bon moment) n’est pas encore un rêve devenu réalité. Comment cela se fait-il ? Et y parviendra-t-on un jour ? Deux experts nous livrent leur vision.
Google sait où nous sommes, ce que nous voulons et peut-être même ce que nous pensons. C’est du moins ce que l’on entend souvent dire. Pourtant, même le géant du Web californien ne parvient toujours pas à envoyer des messages marketing réellement one-to-one. Jugez-en vous-mêmes : au bout d’une heure passée sur YouTube, combien de spots publicitaires avez-vous vu défiler qui ne vous intéressaient pas du tout ? Et sur les sites européens, la situation est loin d’être meilleure…
Le problème ne tient pas seulement aux profils de données que de nombreuses entreprises utilisent pour envoyer leurs messages. D’après Pieter Janssens, fondateur de l’agence digitale Intracto, cela s’explique aussi par une exploitation insuffisante des données. « On dispose déjà d’une énorme quantité de données, mais la façon de les appliquer et de les valoriser peut encore être nettement améliorée, estime Janssens. S’il est exact que les données sont le nouvel or noir, on a également besoin d’un moteur pour les transformer en quelque chose d’utile. Or, trop souvent, ce moteur fait défaut. »
La commodité plutôt que les ventes
Beaucoup d’entreprises possèdent des bases de données très fournies, constate Janssens, mais elles ne savent souvent pas comment les utiliser efficacement. « Trop souvent, les données servent uniquement une finalité de "commodité" et non commerciale, déplore-t-il. Les entreprises y ont recours pour permettre une connexion automatique et d’autres choses de ce genre. C’est très bien de faciliter la vie des internautes, mais ce n’est pas ainsi que l’on va faire exploser les ventes. »
Il distingue trois causes à l’origine de ce problème. « Beaucoup d’agences n’ont pas encore de connaissances suffisantes en interne pour être en mesure d’aider leurs clients dans ce domaine ; il y a encore beaucoup d’ignorance. En même temps, ces clients sont souvent beaucoup trop focalisés sur la technologie, sans connaître les applications métier. Enfin, on ne table pas sur les synergies : on a les données, la technologie et les applications métier, mais ces trois réalités ne sont pas interconnectées, et encore moins de façon automatisée. Surtout en Belgique, on constate souvent qu’une grande partie du travail en marketing digital s’accomplit manuellement, ce qui réduit la rentabilité. »
Serge De Munck, Managing Partner de l’agence Marketing & More Belgium, spécialisée en marketing et CRM, partage cette analyse. « Je tombe parfois à la renverse quand je vois combien de données les entreprises possèdent déjà et ce qu’elles en font, lance-t-il. On en pleurerait presque. La communication de masse est encore trop souvent la norme, la segmentation est quasi inexistante et, en termes de contenus, on est dans une logique one size fits all. Et elles s’étonnent après que leur communication ne "marche" pas et que leur base de données fond parce que les clients se désinscrivent. »
L’exemple des Pays-Bas
À cet égard, les entreprises belges feraient bien de prendre exemples sur leurs homologues néerlandais. « Pour l’analyse des données de clients (et prospects) en vue de déterminer ce qui intéresse réellement ceux-ci, de nombreuses plateformes de cloud computing existent déjà aujourd’hui, indique De Munck. Mais en Belgique, les nouvelles technologies et innovations marketing font souvent l’objet d’une certaine réticence, on hésite à y recourir. La responsabilité d’en faire usage en interne est parfois confiée à un collaborateur qui doit s’en occuper en plus de ses autres tâches, un responsable des communications par exemple, qui se fait ensuite houspiller si les résultats tardent à venir. Aux Pays-Bas, je constate que les gens réagissent plus rapidement, en adoptant de nouvelles plateformes, notamment d’automatisation du marketing (qui offre beaucoup plus de possibilités de personnalisation et une automatisation intelligente), en assurant une supervision de qualité et en prévoyant aussi les moyens nécessaires pour une exploitation performante de ces technologies. »
Janssens approuve, tout en signalant d’autres problèmes d’ordre pratique qui viennent nous mettre des bâtons dans les roues. « La Belgique est un très petit pays avec deux communautés linguistiques, rappelle-t-il. Le ratio coût-bénéfice est très différent de celui de nos voisins du Nord. »
RGPD
D’autres obstacles entravent encore la réalisation d’un marketing personnalisé et pertinent réellement efficace. Le RGPD, par exemple. « Force est de reconnaître que ce règlement était absolument nécessaire, nuance d’emblée De Munck. Les bases de données e-mail étaient vendues à tour de bras et à n’importe qui. Qui plus est, leur qualité était médiocre à franchement mauvaise. Les entreprises avaient l’habitude d’envoyer en masse des courriels non sollicités, oui, parfois des pourriels. C’est une bonne chose que de telles pratiques soient désormais jugulées. Les marketers sont davantage contraints aujourd’hui de penser à ce que leurs clients veulent réellement : quelle est ma pertinence pour mes clients et prospects ? Qu’est-ce qu’ils souhaitent entendre, lire ou regarder à propos de mon entreprise, voilà la question. À quelles conditions sont-ils disposés à me confier leurs données pour que je puisse leur faire parvenir des informations pertinentes ? Plus que jamais, nous devons nous concentrer sur la pertinence des contenus. »
« Je pense que nous ne devons pas non pousser le bouchon trop loin, embraie Janssens. Supposons, par exemple, que les banques se mettent à vendre nos données de paiements pour permettre aux entreprises de savoir exactement ce que nous avons acheté et quand. Est-ce souhaitable ? Je ne crois pas. »